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texte de lecture

"Opération Noé"


La télévision l’avait montré, la radio le disait depuis deux jours. Ce matin encore, c’était écrit en toutes lettres : la pluie allait s’abattre sur toute la région et ça allait durer plusieurs jours.

Mon père avait haussé les épaules.

- Quand ils disent ça, on peut sortir le short et la chemisette. Ils se trompent tout le temps !

Ma mère, nettement plus inquiète, avait fait le tour du jardin, ramassé le linge sur le fil, rangé quelques jouets qui traînaient, et protégé le vélomoteur avec la bâche en plastique, sous le regard amusé de mon père.

- Et si on prévoyait un pique-nique pour demain ? avait-il lancé, goguenard.

Moi, je ne croyais personne, ni télé, ni radio, ni journal. Je n’avais foi qu’en une seule chose : mon chat.

 

Pour le moment, le ciel était d’un bleu lumineux, et Patou ronronnait tout doucement sur la couette de mon lit. Quand il commencerait à se gratter l’oreille avec sa patte, signe de pluie comme chacun sait, alors, et seulement alors, il serait toujours temps d’aviser. D’ailleurs, la pluie ne me faisait pas peur. Il y avait juste une minuscule fuite au grenier, et quelquefois, quand il pleuvait très fort et très longtemps, le plafond de ma chambre avait une petite auréole humide. Pas de quoi faire un drame.

On était samedi. L’après-midi fut calme, sans un seul nuage dans le ciel, et mon père fit quelques réflexions désabusées sur la météorologie nationale.

Pour braver les prévisions, il entraîna ma mère dans une longue promenade à pied.

- Je prends tout de même un imperméable, dit ma mère, on ne sait jamais. Mon père éclata d’un grand rire, et c’est en bras de chemise, nu-tête, qu’il partit avec ma mère, qui avait de surcroît emporté le parapluie. Moi, je restai à la maison. Je n’avais aucun compte à régler avec la météo et plein de devoirs à terminer.

- Si la maison se met à flotter, ne rame pas trop fort, avait dit mon père en partant.

Je montai dans ma chambre, et les regardai tous les deux s’enfoncer dans le petit bois derrière la maison.

Quand ils eurent disparu, je me retournai vers Patou.

- Eh bien, mon chat, tu…

 

Ma voix se brisa net. Sur la couette, l’œil indifférent, Patou se gratta l’oreille d’un coup de patte, furieux. La pluie ! C’était le signal. Abandonnant le chat occupé avec son oreille et sa patte, je dévalai quatre à quatre les escaliers, décrochai la clé de la cave, et fonçai au sous-sol.

La lumière était falote, mais je distinguai rapidement, dans l’énorme capharnaüm de la cave, tout ce que je devais mettre à l’abri. Mes maquette d’avions, tout d’abord, entassées en vrac sur le gros tas de charbon. L’année précédente, j’avais construit un superbe planeur qui n’avait jamais volé, mais dont j’étais très fier.

Je rangeai toutes les carcasses de bois léger dans le couloir. Mes vélos maintenant : le petit rouge , tout cassé, avec lequel j’aimai tant faire du bicross dans le jardin ; et l’autre, le neuf, avec sa selle en cuir et ses garde-boue chromés. Je les montai tous les deux à l’étage. Il y avait aussi un grand coffre à jouet, dont je ne me servais plus depuis longtemps, mais que j’allais visiter de temps en temps : mes soldats de plomb, mes poupées en celluloïd, mon meccano dépareillé, ma collection de voitures miniatures, et mon vieil ours en peluche, dont l’œil unique me regard ait toujours avec reproche.

 

Je hissai péniblement le grand coffre au salon, et j’eus toutes les peines du monde à lui faire passer la porte.

Puis, ce fut le tour de la malle à déguisement, pleine à ras bord d’habits à paillettes, de capes de Zorro et de combinaisons d’astronaute. Je n’oubliai pas non plus mes patins à roulettes, ma vieille paire de skis qui n’avaient jamais connu la neige, et surtout ma luge en bois, que j’avais amoureusement fabriquée et peinte couleur pistache.

Enfin, je remontai péniblement la table de ping-pong et le baby-foot cassé, la grosse caisse pleine de balles de tennis usées, et les cannes de cricket avec lesquelles je jouais au polo sur mon vélo rouge.

Le reste n’avait aucune importance. Néanmoins, je fourrai dans un grand sac quelques boîtes de pâté truffé, des confits de canard, et des foies gras. J’avais ma petite idée.

A peine avais-je refermé à clé la porte de la cave que la pluie se mit à tomber. D’abord quelques grosses gouttes d’orage, lourdes, se fracassant à grand bruit sur les carreaux des fenêtres, puis, accompagnée de grondements sinistres, une pluie très serrée, insistante, estompant le paysage.

 

Cela dura jusqu’à la nuit, sans discontinuer, comme si les nuages pompaient leur eau dans une mer toute proche pour la déverser sur le village, dont nous ne distinguions plus ni les toits, ni même le clocher de l’église.

Vers dix heures du soir, mon père et ma mère firent leur apparition. Ils ressemblaient tous les deux à des éponges, imbibés, boueux, exténués.

Ma mère disparaissait dans son imperméable dégoulinant et, sous le parapluie déchiré, mon père avait son visage des mauvais jours. Il se précipita dans la salle de bains avec ma mère, après m’avoir fusillé du regard.

- Si jamais tu fais un seul commentaire… menaça-t-il.

Malgré ses cheveux ruisselants, ma mère riait sous cape.

Ils avaient été brusquement surpris par la montée de la rivière, avaient fait un immense détour en rase campagne pour retrouver le chemin de la maison. Partout, les ruisseaux s’étaient soudainement gonflés et débordaient dans les champs.

La pluie dura trois jours. Trois jours de ciel noir, de trombes d’eau, de vent furieux. Quand tout cessa, la terre fumait comme une locomotive.

 

Le quatrième jour, mon père descendit à la cave, pour chercher je ne sais quel outil. Au hurlement qu’il poussa, tout le monde comprit qu’il s’était passé quelque chose de grave.

- Le vin ! Les conserves ! Ma moto !

En bas, il restait encore de larges traces de l’inondation.

L’eau avait dû monter très haut car la table de l’établi était encore humide. Le spectacle était désolant. Bouteilles de vin fracassées, outils jonchant pêle-mêle le sol, rouillés, englués dans une fange boueuse.

La belle moto de papa, celle qu’il bichonnait chaque dimanche avant de courir la campagne, était couchée sur le flanc. Autour, dans un bric-à-brac pitoyable, des pots cassés ,des cannes à pêche tordues, des dizaines de livres déchirés.

Devant la mine défaite de mon père et de ma mère, je regagnai rapidement ma chambre. Tout ça ne me concernait pas .

J’avais une boîte de foie gras à ouvrir pour le repas de Patou. Un chat à soigner ! Drôlement précieux pour les prévisions météo, non ?

 

Texte de Gérard Moncomble, Gullivore n° 14