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texte de lecture             "Le Père Noël se fait avoir"


   Je m'appelle Martin, j'ai trente ans. Voilà l'histoire qui m'est arrivée il y a quelques années.
Je n'arrivais pas à trouver du travail. J'avais fait des tas de métiers : cuisinier, portier, balayeur... Mais là, ça faisait déjà trois mois que j'étais au chômage.

C'était le mois de décembre, les rues étaient décorées de guirlandes lumineuses. Les vitrines des magasins étaient remplies de jouets et d'objets magnifiques. Un sapin gigantesque se dressait sur la grand-place. Et, comme chaque année, on avait installé une patinoire sous le sapin.
Mais tout ça ne m'intéressait pas. Je n'avais pas d'argent, et je cherchais du travail, n'importe quel travail. C'est comme ça que je suis devenu Père Noël dans un supermarché.

A Noël, chaque supermarché a son Père Noël. Les enfants viennent le voir, et ils lui disent en secret les jouets dont ils ont envie. Le Père Noël les écrit sur une fiche avec leur nom. Puis, les mères viennent chercher les fiches, et elles achètent les jouets dans le supermarché. C'est une bonne affaire pour le marchand !

J'étais donc assis sur un trône au rayon des jouets. On m'avait dessiné des rides sur la figure pour faire vieux, j'avais une fausse barbe blanche, un grand manteau rouge avec une capuche, et je parlais d'une voix lente et grave. Devant moi, il y avait une longue file d'enfants qui attendaient leur tour. Les plus jeunes croyaient que j'étais le vrai Père Noël, mais pas les plus grands.

D'ailleurs, les grands venaient surtout pour m'embêter. Ils me tiraient la barbe et, au lieu de me raconter dans l'oreille ce qu'ils voulaient, ils me disaient des gros mots !

Tous les jours, il y avait plein de nouveaux enfants. Depuis le temps, j'ai oublié leurs têtes...

Sauf Pascal ! Lui, je ne l'ai pas oublié : je revois encore ses yeux noirs et son visage mince. Il n'avait pas l'air naïf comme les petits, ni insolent comme les grands. D'abord, il m'a observé, les poings serrés au fond des poches. Il m'a dit son nom et son adresse. C'était au nord de la ville, dans un quartier pauvre. Puis il m'a dit en bafouillant :
- Monsieur le Père Noël, je... je voudrais des patins...
- Des patins ?
- Oui, des patins à glace... avec les chaussures. Ma pointure, c'est 32, vous comprenez ?

Je n'ai pas répondu tout de suite, Pascal a baissé la tête :
- Ma mère dit qu'elle ne peut pas m'acheter de patins, mais vous, peut-être que vous pouvez ?

Les autres enfants poussaient Pascal. Il ne s'est pas défendu, et il est parti. En sortant de mon travail, je suis passé devant la patinoire. Et j'ai aperçu Pascal. Ses yeux noirs suivaient les patineurs tournoyant sur la glace. Une musique joyeuse envahissait la place. Il faisait froid. Pascal n'avait qu'un pull-over, mais il restait là à regarder la surface brillante de la glace.

Une autre fois, il est revenu au supermarché. Je lui ai demandé :
- Pascal, pourquoi tu as envie de patins à glace ? Il y a plein d'autres choses plus utiles !

Il a levé les bras :
- Ah, Monsieur Père Noël, les patins, c'est vraiment...

Il n'a pas trouvé le mot. Il a seulement dit :
- C'est beau !

Et il a fait semblant de me boxer :
- Il me faut des patins, vous comprenez ? Je pourrai faire des ronds sur la glace, vous comprenez ?

J'ai bien vu que le chef de rayon nous observait. Il voyait bien que Pascal était tout seul, et que personne ne viendrait acheter quelque chose pour lui. Alors j'ai chuchoté :
- Reviens demain, Pascal ! C'est Noël après-demain : tout est possible... peut-être même un miracle !

Le chef de rayon s'est approché. Il m'a fait des reproches, gentiment mais clairement :
- Père Noël, il y a encore beaucoup de petits enfants qui attendent !
Pascal est parti, sans rien dire.

La veille de Noël, c'était mon dernier jour de Père Noël. Le matin, j'ai acheté une paire de patins à glace, pointure 32. C'était cher : presque la moitié de mon salaire de Père Noël pour la semaine. Et puis, je me suis dit que Pascal avait aussi besoin d'argent pour payer l'entrée de la patinoire. Il fallait que je mette quelques pièces à l'intérieur des chaussures ! ça m'embêtait vraiment, je me traitais de tous les noms :
- Imbécile de Père Noël ! Tu t'es fait avoir ! Tout ça pour un gamin que tu ne connais même pas !

Toute la journée, j'ai attendu Pascal avec impatience. Mais il n'est pas venu. Les derniers enfants sont partis, le supermarché a fermé. J'ai enlevé mon déguisement, et je suis parti vers la grand-place. Je tenais le paquet avec les patins. Il y avait de la musique partout. Je marchais lentement, et puis, tout à coup, j'ai pensé que j'arriverais peut-être trop tard. Alors je me suis mis à courir. A la patinoire, j'ai regardé les spectateurs, et j'ai retrouvé Pascal. Il avait les poings serrés devant sa bouche. Je lui ai dit :
- Bonsoir Pascal !
Il m'a regardé sans me reconnaître :
- Vous êtes qui ?
- Je viens de la part du Père Noël. Je travaille avec lui. Il t'a attendu. Pourquoi tu n'es pas venu ?
Pascal a baissé la tête.
- Ma mère m'a dit que les miracles, ça n'existait pas... Pas pour nous...

Alors je lui ai tendu le paquet :
- C'est de la part du Père Noël.
Pascal a regardé les patins, la bouche ouverte. Il a demandé lentement :
- De la part de... ? Vraiment ?
Il a regardé vers le supermarché :
- Il attend toujours ?
J'ai répondu :
- C'est fermé. Il est parti. Mais si tu veux, je lui dirai que tu es content.
Pascal a fait oui de la tête, il a serré les patins contre lui, et il s'est mis à rire :
- Je les essaie tout de suite !
Au début, il a failli tomber plusieurs fois. Puis, quand ça a été mieux, il m'a crié :
- J'y arrive ! Vous lui direz que j'y arrive ! Et joyeux Noël, Monsieur !

Je lui ai répondu :
- Joyeux Noël !

Je l'ai vu faire quelques ronds sur la glace, et il a disparu dans la foule des patineurs...

T. Michels