texte de lecture | "Vincent et les voyous de la place"
Histoire de peur |
Vincent doit passer devant eux pour rentrer chez lui. Un moment, il pense à traverser de l'autre côté de la rue pour les éviter. Finalement, sans savoir pourquoi, il continue son chemin.
Sur la place, il n'y a personne d'autre. Juste eux et lui. La nuit commence à tomber. Ils ne disent rien. Le grand, celui qui a un blouson de cuir noir, sourit bizarrement en hochant la tête.
Vincent sait qu'il ne doit pas courir. A la récréation, les copains lui ont expliqué : «Si tu te mets à courir, ils te courent après, ils te volent ton cartable, et ils jouent au rugby avec...» Alors Vincent sait qu'il doit marcher normalement.
Il attrape les courroies de son cartable, et il serre si fort que ses ongles lui font mal dans les paumes de ses mains. Il accélère quand même un peu et passe devant eux, bien droit, sans les regarder. Et ils le laissent passer, tout surpris de le voir traverser leur territoire comme si de rien n'était.
A la maison, ce soir-là, Vincent n'en parle pas. Le lendemain,
à l'école, quand les copains en discutent, il ne dit rien.
Gérard, son ami, est tout étonné :
- Pourquoi tu ne dis rien ? Tu ne les as pas vus, toi ?
Mais Vincent ne répond pas.
JEUDI
Ils sont toujours là. Cette fois, le plus grand a amené
une moto. Elle est appuyée contre le banc, et ils sont tous debout
en train de discuter autour d'elle. Vincent se dit que ce sera plus facile
de passer, aujourd'hui : comme ils sont occupés, ils ne vont pas
l'embêter.
Il arrive au carrefour, juste avant la place. Le rouquin l'a vu. Il
fait un signe du bras dans sa direction, et les autres tournent la tête
vers lui. Vincent s'arrête. Tout à l'heure, il s'est dit qu'aujourd'hui
il faudrait passer tout doucement, sans tenir les courroies de son cartable,
en balançant les bras, même.
Et pourtant, il hésite. Si tout ce qu'on raconte était
vrai ? Les coups de pieds jusqu'à ce qu'on vide le porte-monnaie,
la trousse pillée, les livres volés . Et même les clés
chipées dans la poche.
Vincent a peur. Tout ce qu'on raconte est sûrement vrai. Il n'y a pas de raison pour que les copains inventent ces trucs-là. Il s'arrête au bord du trottoir. Il regarde de chaque côté pour traverser, mais ses yeux reviennent vers le petit groupe : le plus grand s'est accroupi près de la moto.
Alors il lui semble que ça devient plus facile. Si le plus grand ne s'occupe pas de lui, c'est qu'il a décidé de le laisser passer. Il ne lui arrivera rien. Les autres ont toujours la tête tournée vers lui, mais Vincent traverse quand même la rue, et il passe devant eux sans les quitter du regard.
Ce soir-là, pendant le repas, il ne parle pas. Sa mère vient dans sa chambre pour lui demander pourquoi. Mais Vincent dit qu'il est fatigué, et il ferme les yeux. Sa mère quitte la chambre sur la pointe des pieds.
En fait, Vincent ne dort pas. Il pense à ces drôles de types sur la place : ce sont des voyous, tout le monde le dit. Pourtant, ils ne lui ont rien fait, à lui...
VENDREDI
A la sortie de l'école, Vincent part très vite. Il court
dans la rue qui descend vers la petite place. Il court si vite que son
cartable lui donne des grandes claques dans le dos. Les autres doivent
être en bas, sur la place, et il doit arriver le premier. Avant Gérard
et les copains de l'école. Avant la bande de la rue de la Madeleine
que Gérard a alertée hier. Car ils ont tous décidé
de montrer aux voyous de la place qu'ils sont plus nombreux et qu'eux aussi
peuvent frapper. Mais Vincent court très vite parce qu'il a décidé
d'empêcher la bagarre.
La pente devient moins raide. Vincent ralentit : ils sont là,
autour de la moto, comme les autres jours. Maintenant, il n'a plus peur.
Il sait qu'il peut passer à côté d'eux, qu'il n'arrivera
rien. Il n'hésite pas. Il traverse la rue. Et sur la place, à
côté du banc, Vincent, les mains dans les poches, dit bien
fort :
- Dites donc, les gars, elle est bien, cette moto. ça va vite,
une machine comme ça ?
Après, tout le reste se passe très vite. Le type au blouson
sourit. Le rouquin dit à Vincent :
- J'ai un frangin comme toi, tu sais ! Tu rêves d'y monter, sur
la moto, hein ?
Alors, le type au blouson le prend par la taille :
- Viens ! Je t'emmène faire un tour !
Quand Vincent monte sur la moto, il sent une tape amicale sur l'épaule,
et, malgré le bruit du moteur, il entend le rouquin lui dire :
- Salut, bonhomme ! A tout de suite !
Et la moto part. Elle remonte la pente, juste au moment où tous les autres, ceux de la rue de la Madeleine et tous les copains qui viennent casser la figure aux voyous, descendent en rangs serrés.
C'est Gérard qui, le premier, reconnaît Vincent sur la
moto. En passant devant lui, Vincent lui crie en riant :
- C'est vraiment chouette, la moto ! Tu devrais essayer !
Vincent n'a jamais su comment Gérard s'y était pris pour convaincre les copains. Mais, ce qui est sûr, c'est qu'il n'y a pas eu de bagarre, ce soir-là, sur la place des Marronniers.
Philippe Meirieu