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texte de lecture "Marcel et Lili" (Marcel Pagnol, Le château de ma mère)

 
   Marcel, petit Marseillais, passe ses vacances dans les collines de Provence, au tout début des années 1900.

 
    Lili savait tout : le temps qu'il ferait, les sources cachées, les ravins où l'on trouve des champignons, des salades sauvages, des pins-amandiers, des prunelles, des arbousiers ; il connaissait, au fond d'un hallier quelques pieds de vigne qui mûrissaient dans la solitude des grappes aigrelettes, mais délicieuses. Avec un roseau, il faisait une flûte à trois trous. Il prenait une branche bien sèche de clématite, il en coupait un morceau entre les noeuds, et, grâce aux mille canaux invisibles qui suivaient le fil du bois, on pouvait fumer comme un cigare. Il me présenta au vieux jujubier de la Pondrane, au sorbier du Gour de Roubaud, aux arbousiers de la Garette, puis, au sommet de la Tête-Rouge, il me montra la Chantepierre.

C'était, juste au bord de la barre, une petite chandelle de roche, percée de trous et de canaux. Toute seule, dans le silence ensoleillé, elle chantait selon les vents. Étendus sur le ventre, l'oreille collée à la roche polie, nous écoutions, les yeux fermés...

En échange de tant de secrets, je lui racontais la ville : les magasins où l'on trouve de tout, les expositions de jouets à la Noël, les retraites aux flambeaux du 141e, et la féerie de Magic-City, où j'étais monté sur les montagnes russes ; j'imitais le roulement des roues de fonte sur les rails, les cris stridents des passagères et Lili criait avec moi...

Je lui fis ensuite cadeau de quelques mots de ma collection, en commençant par les plus courts : javelle, empeigne, ponction, jachère, et je pris à pleine main des orties, pour l'éblouir avec vésicule. Puis je plaçai vestimentaire, radicelle, désinvolture, et l'admirable plénipotentiaire...

Enfin, je lui donnai un jour, calligraphié sur un bout de papier : anticonstitutionnellement. Quand il eut réussi à le lire, il m'en fit de grands compliments, tout en reconnaissant « qu'il ne s'en servirait pas souvent », ce qui ne me vexa en aucune façon. Mon but n'était pas d'augmenter son vocabulaire, mais son admiration, qui s'allongeait avec les mots.