Sous les caresses, Cléopâtre reprenait goût à la vie. Elle
se releva, s'ébroua, décrivit plusieurs cercles avec son
museau pour se dégourdir le cou. Finalement, elle sollicita
d'autres câlins.
- Elle n'a pas l'air d'avoir mal, remarqua Bérangère. Elle
est juste un peu choquée. Si seulement elle n'avait pas
sauté sur la pierre et déclenché l'ouverture du puits !
- Je me demande pourquoi le mécanisme ne s'est pas
mis en route quand j'étais à quatre pattes dessus en train
de gratter, s'interrogea Chloé pensivement.
- Bah ! Depuis le temps qu'il n'a pas servi, il a eu du mal
à fonctionner.
- Dis-moi, comment on s’y prend pour que ce fameux
Lucien ne revienne pas rôder par ici ?
- Tu penses aussi qu'il attend qu’on ait le dos tourné pour
revenir explorer le souterrain ? demanda Bérangère.
- J’en ai peur, lui répondit sa copine. Surtout qu'il connaît
le fonctionnement de l'ouverture maintenant. C’est la
galère. Le mété nous avait prévenues du danger. Il ne
va pas être content qu’on ait trahi son secret.
Cléopâtre trottina vers la sortie du buisson de ronces.
- On rentre ? suggéra Chloé.
- Oui, approuva Bérangère. Ce serait bien si Félix nous
accompagnait à Argenton cet après-midi. Cela accélérerait
les recherches à la bibliothèque. Il faut aller plus vite
que Lucien.
- Tu crois qu'il va découvrir quelque chose ?
- Non, mais il peut risquer sa vie bêtement en explorant
seul le souterrain.
- Ecoute. Il faut absolument le prévenir des dangers qu'il
court, décida la fille blonde. Cet après-midi, on ira chez
Alfred pour avertir Lucien qu’il y a des pièges...
- Il ne nous croira pas, la coupa la fille brune. Il pensera
qu’on veut garder l’endroit pour nous toutes seules...
- On trouvera des arguments convaincants. Il le faut.
Ensuite on doit convaincre Félix de nous conduire à la
bibliothèque.
- D'accord, approuva Bérangère.
Elles arrivaient maintenant aux bicyclettes.
~~~~~~
Après le repas, elles se séparèrent. Chloé qui connaissait
le village comme sa poche se rendit chez Alfred
prévenir Lucien pendant que Bérangère rendait visite à
Félix.
Elles s’étaient donné rendez-vous près de l'ancien lavoir.
Bérangère arriva la première. Elle attendit trop longtemps
à son goût. Son amie, accompagnée de Cléopâtre,
finit par la rejoindre.
- Alors ? s'enquit Bérangère, soucieuse.
- Alors ? répéta Chloé, curieuse.
Une des deux devait commencer à rendre compte de sa
mission. La fille blonde se dévoua :
- Aucune trace de Lucien ni de son grand-père. D'après
les voisins, ils seraient partis chez des cousins, ils ne
devraient revenir que ce soir.
- Aïe ! réagit Bérangère. Lucien n'est pas prévenu.
- D'un autre côté, remarqua justement Chloé. Il n'explorera
pas le souterrain cet après-midi. On a du temps
devant nous. Et toi ?
Bérangère sourit. Elle avait convaincu Félix d'aller à
Argenton l'après-midi même.
- Il est content de trouver quelque chose à faire. Il
s'ennuyait. On a rendez-vous chez lui à trois heures.
- Il t'a posé des questions ?
- Non, pas vraiment. Il s'est juste inquiété de savoir si tes
parents étaient d’accord.
- On ne leur a pas demandé, se rappela soudain Chloé.
- Maintenant, c'est fait, rayonna Bérangère. Ils sont d'accord.
Je viens de demander l’autorisation à ta mère.
- Très bien !
~~~~~~

Félix conduisait. L'automobile empruntait la route sinueuse
du bord de Creuse, large et calme rivière aux
crues si soudaines. Les arbres, fiers, y miraient leurs
vastes silhouettes décharnées. Quelquefois des masures
et des granges s'agglutinaient le long de la chaussée
comme si elles y puisaient la vie. Mutin, le soleil bas de
la mauvaise saison parvenait parfois à darder ses rayons
francs et chaleureux entre les nuages.
- Vous savez que ce n'est pas une bibliothèque de prêt.
On consulte seulement les ouvrages sur place, avertit
Félix.
- Oui, on est au courant. On va en reconnaissance. Je
suis certaine qu’on trouvera des tas de documents intéressants,
expliqua Bérangère.
- Et tes recherches sur la chapelle de Lorme ? s'enquit
Chloé à l'intention du conducteur.
- Je voudrais vérifier ses origines, commença Félix. Il
semblerait qu'elle date du XVI
e siècle...
Les filles prirent soin de continuer cette conversation afin
de ne pas avoir à expliquer leur visite si soudaine à la
bibliothèque.
Lorsqu’ils furent parvenus à destination, Félix présenta
Bérangère et Chloé à Madame Mérialler, une grande
femme énergique et douce qui veillait jalousement sur
les rayonnages. Le jeune homme s'isola à une table en
compagnie d'une dizaine de livres.
D’abord, les filles se promenèrent sans but précis
entre les étagères. Puis elles finirent par s'approcher
de la bibliothécaire.
- Vous désirez un ouvrage ? demanda la dame prévenante.
- On vient de la part d'Augustin, commença Bérangère.
- Il ne peut pas se déplacer en ce moment à cause de
ses jambes qui lui font mal, compléta Chloé.
- Il nous envoie à sa place, précisa la fille brune. Il
voudrait des renseignements que vous seule pouvez lui
fournir.
- Ce cher Augustin. Il se souvient donc de moi, s'amusa
madame Mérialler. Vous êtes de sa famille ? Non, vous
ne ressemblez pas à des Berrichonnes. Se faire assister
de deux fillettes, heu ! non, de deux... presque jeunes
filles, excusez-moi. Voilà une idée saugrenue qui lui
ressemble. Que désire-t-il ?
Le souvenir du météorologue semblait replonger la
bibliothécaire dans de tendres souvenirs qui illuminaient
son visage.
- Dans le temps, un certain Monillon, un moine, a été
hébergé par la communauté religieuse de la ville. Il y
aurait laissé ses mémoires , exposa Bérangère.
Chloé prit le relais :
- Ce Monillon a vécu à Lorme pendant plusieurs années.
L'Augustin aimerait savoir ce qu'il a écrit sur le village.
- En particulier, sur une cachette souterraine que ses
aïeux avaient creusée à une époque de troubles.
La grande femme les avait regardées alternativement
durant les explications. Elle manifesta son admiration
par une légère inclination de la tête :

- Au moins, vous possédez bien votre sujet. Votre maître
brille par son érudition. Elle s'emporta presque. Il aurait
dû poursuivre des études. Comment se contenter des
vaches ? demanda-t-elle avec un mépris sensible. Avec
les dons dont la nature l'a comblé ! Revenons à ce qui
me vaut votre visite... Monillon... La Congrégation ... Les
archives ont échoué ici, c’est exact... Le manuscrit , fort
ancien, et par miracle assez bien conservé, est malheureusement
en latin. Revenez la semaine prochaine... Je
pense que je vous aurai alors le renseignement.
L'expression des visages des « presque jeunes filles »
changea soudain. La bibliothécaire put y lire une énorme
déception. Elle chercha à répondre à cette tristesse
muette.
- Je dois relire l'ouvrage. Je lisais le latin couramment,
mais voici assez longtemps que je ne l'ai pas fréquenté.
Les mines des filles se défirent un peu plus.
- Peut-être qu'en me donnant deux ou trois heures,
essaya timidement madame Mérialler, je pourrais peut-être
retrouver le passage... Mais je ne peux garantir le
résultat, ajouta-t-elle avec fermeté.
Les sourires de Bérangère et Chloé rivalisèrent de
gaieté.
- Nous vous remercions beaucoup, s'anima la fille
blonde. Nous pouvons nous rendre utiles si vous le
désirez.
- Pourquoi, vous avez appris le latin ? s'étonna leur
interlocutrice.
- Non, rectifia Bérangère, mais nous savons poser des
étiquettes, remplir des fiches, porter des livres.
- Excellente idée, vous êtes de braves filles, s'enthousiasma
la dame. Des piles d'ouvrages attendent au grenier. La fragilité de mon dos ne me permet pas de les porter.