Les
deux heures qui suivirent parurent longues aux filles.
Elles descendaient des livres par brassées en empruntant
un escalier en colimaçon où elles ne pouvaient pas
se croiser. La sueur leur coula bientôt sur le front et dans
le cou. La poussière vint s'y coller. Le souffle leur
manqua. Elles s'assirent un instant au grenier, face à
une fenêtre d'où elles admirèrent béatement l'architecture
des maisons accrochées aux escarpements des
rives de la Creuse.
Puis elles s'attelèrent de nouveau à la tâche. Cette fois
elles ménagèrent leurs forces. Elles n’avaient pas le
temps de parler. Elles ne rencontraient personne sur le
chemin qui menait du grenier au réduit où elles entassaient
méticuleusement les livres.
Le travail achevé, elles se rafraîchirent à un petit évier
déniché dans un coin. Ensuite, elles se dirigèrent vers le
bureau de la bibliothécaire. Une déception les y attendait.
Sur le bureau, pas d'ouvrage ouvert, aucune trace
de traduction, à vrai dire les différents objets qui occupaient
l'espace de travail n'avaient pas bougé d'un millimètre
depuis deux heures. Pire, Madame Mérialler discutait
joyeusement à voix basse avec un monsieur.
Chloé crut qu'elle allait éclater de colère. Comment ? La
bibliothécaire n’avait rien fait pendant que, toutes les
deux, elles avaient sué comme des bêtes de somme ?
Finalement, le monsieur s’en alla, une magnifique reliure
à la main.
La bibliothécaire les aperçut :
- Les petites chéries ! Comme elles transpirent. J'ai bien
travaillé moi aussi. Venez.
Rassurée, Chloé retrouva son calme.
Madame Mérialler entraîna les filles jusqu'à une sorte
d'alcôve envahie de livres, liasses de papier, fiches en
tous genres.
- Ne touchez surtout à rien, leur ordonna-t-elle. Mes
affaires donnent à s'y méprendre une impression de
désordre. Mais je sais où se trouve ce que je cherche.
Elle s'empara d'une grande feuille.
- Par chance, Monillon consacre un chapitre à Lorme. Il
raconte des événements du plus grand intérêt... Mais
passons. Je vous ai noté ce qui concerne le souterrain.
Elle tendit le papier aux enfants.
- Mon écriture se lit facilement. Voyez en haut le texte
latin, en bas une traduction rapide. Soyez indulgentes
pour le style.
Bérangère et Chloé se confondirent en remerciements.
Madame Mérialler leur demanda de transmettre son bon
souvenir à l'Augustin. Et elles se séparèrent.
Félix les attendait près de la sortie. A la vue de leur teint
rouge, il s'étonna :
- La lecture vous fatigue drôlement, on dirait !
- Heu ! Non, la bibliothécaire est si gentille qu’on n'a pas
pu lui refuser un petit travail, bredouilla Bérangère.
- Petit travail... répéta Chloé, songeuse.
- Vous ne voulez pas épousseter les meubles chez moi ?
plaisanta Félix.
Les filles n'apprécièrent pas la plaisanterie. Le conducteur
changea de conversation.
- Vous n'imaginez pas la mine de documents qui parlent
de la chapelle. Elle a été construite entre Lorme et
Poirier. Par la suite, elle fut démontée pierre par pierre et
remontée au centre du village...
Les filles n’écoutaient pas.
Bérangère serrait dans sa poche la traduction de la
bibliothécaire. Chloé et elle mouraient d'envie de la lire.
Qu'allaient-elles apprendre ?
Au dîner, Chloé et Bérangère dévorèrent de bon cœur.
- Qu'avez-vous lu à Argenton ? s'informa Julien, le père
de la fille blonde.
Sophie répondit à leur place.
- Certainement des recettes de cuisine.
- Pourquoi tu dis cela ? s'étonna Bérangère.
- Parce que vous avez un solide appétit. Feuilleter des
recettes, cela donne faim, plaisanta Sophie.
Plus tard dans la chambre, les deux filles déplièrent
soigneusement le fameux papier rédigé par Madame
Mérialler.
A la suite du texte latin, elles lurent la traduction :
« A Lorme, une famille avait aménagé un refuge sous
terre. Une entrée en pleine campagne permettait à ses
membres de s'y réfugier si des malfaiteurs les surprenaient
dans les activités agricoles.
Deux pièges la protégeaient : une dalle dissimulait une
oubliette et une herse circulaire descendait du plafond.
A la demande du patriarche de la famille, j'avais rédigé
un avertissement à l'attention des éventuels ennemis ou
des curieux. Il fut gravé sur la pierre obturant l'entrée.
Dans la maison du vigneron, une deuxième entrée donnait
accès au refuge souterrain.
La troisième entrée s'ouvrait derrière celui qui unit les
cœurs, dans une maison proche du Moulin. L'enclume
libérait le passage...
Les trois feuilles d'orme protègent et libèrent.»
- Le mété a raison, remarqua Bérangère. L'entrée qu’on
a empruntée est la plus dangereuse. On aurait lu ce
texte avant, on aurait peut-être évité des mauvaises
surprises.

Chloé se gratta la tête. Rétrospectivement, un frisson
lui parcourut le dos. Si Cléopâtre n'avait pas
déclenché le premier piège, une "herse
circulaire", autrement dit une cage, les aurait emprisonnées.
Les enfants s'interrogèrent longuement sur les phrases
mystérieuses : pourquoi les trois feuilles d'orme
protégeaient-elles et libéraient-elles ? Où était la maison
du vigneron ? Existait-elle encore ? Les indications sur
la troisième entrée étaient vraiment incompréhensibles.
- Le mété nous expliquera tout cela, philosopha Chloé.
- Tu as raison... Je suis vraiment fatiguée, dit Bérangère...
Puis elle ajouta : Cléo n'est pas très dynamique.
Il faudrait la montrer au vétérinaire.
- Elle a eu plus de peur que de mal. Dans un ou deux
jours, elle ira mieux, rétorqua Chloé.
- Si demain elle ne va pas mieux, on l’emmènera chez le
vétérinaire, décida la fille brune.
- D'accord, en attendant, elle restera à la maison, ac-
quiesça Chloé. A propos de demain, le matin je propose
que tu ailles porter la traduction au mété pendant que
j'irai prévenir Lucien.
- Toi alors, tu es gonflée, s'offusqua Bérangère. Pourquoi
j'irai seule chez l'Augustin ? Pourquoi pas toi ?
- Parce que... Parce que tu t'exprimes correctement,
chercha à se justifier sa compagne.
- Tu parles ! pouffa l'autre. Tu as peur, oui !
- Peur de quoi ? protesta Chloé d'un ton qui prouvait que
Bérangère avait vu juste.
- Peur de lui. Evidemment, expliqua la brune. S'il posait
des questions sur ce qu’on a fait, tu te sentirais à l'aise ?
Chloé hésita. Devait-elle se vanter de pouvoir affronter
une telle situation ? Dans ce cas, elle ne pourrait plus
refuser d'aller voir le mété. Ou pouvait-elle avouer sa
peur ? Là, elle reconnaissait qu'envoyer Bérangère seule
n'était pas très sympathique. Elle trouva une solution :
- On n'a rien fait de mal, mais si tu préfères on ira
ensemble chez le mété. Ensuite on avertira ensemble
Lucien, d'accord ?
Bérangère triompha. Une pointe d'ironie perça de ses
paroles.
- Entendu, je t'accompagne chez le vieux. Tu parleras,
toi !
Cléo gratta à la porte. La fille blonde lui ouvrit. La
chienne paraissait remise de ses mésaventures du matin.
Elle s'installa sur le lit entre les filles.
- Tu éteins ? demanda Chloé.
La pièce fut plongée dans le noir.