Tout en travaillant, l'un des deux hommes dit à son
compagnon :
- Je retirerai le panneau « A vendre ». On ne sait jamais,
des curieux peuvent vouloir visiter.
- Tu as raison. Le patron compte revendre la baraque
d'ici deux ou trois ans. Il ne l'a pas payée cher. Il la
revendra encore moins.
- Oui, reprit le premier. Entre-temps, il se sera débarrassé
d'un maximum de marchandise. Je n'aurais jamais
cru que ramasser les poubelles pouvait rapporter autant
d'argent...
- Mais quelles poubelles ! le coupa le second. Des produits
toxiques comme ceux-là coûtent une fortune à
retraiter pour les rendre inoffensifs. Les industriels, trop
contents de s'en débarrasser, paient de grosses sommes
aux gens qui les prennent en charge. Le patron est futé.
Il empoche l'argent, mais par économie, il cache les fûts
dans divers endroits au lieu de les retraiter.
- Pas très légal, commenta l'autre.
- Formellement interdit. Avec ces tonneaux, il y a de
quoi rendre malade une petite ville de 3000 habitants.
- Je comprends pourquoi il nous paie si bien.
Ils se turent un instant, le temps de descendre un baril
sous terre. Quand ils réapparurent, le premier demanda :
- Elle va loin cette cave ?
- Je ne crois pas. D'ailleurs même si elle continuait, je ne
jouerais pas les explorateurs. Dans les vieux sous-sols,
les risques d'effondrement sont fréquents. Tiens, le mois
dernier, j'ai failli me retrouver enterré vivant dans une
mine d'or désaffectée en Auvergne.
- Non ?
- Si, si, comme je te le dis...
Il suspendit ses paroles, puis il reprit plus bas :
- Tu n'as pas entendu un bruit ?
- Pas particulièrement.
- Je t'assure.
Les filles se regardèrent, terrifiées. Est-ce qu’elles
étaient découvertes ? Comment ? Qu'est-ce qui les avait
trahies ? Elles hésitaient à respirer. Que faire ? Courir,
sortir, courir encore ? Impossible, les pollueurs auraient
tôt fait de les rattraper !
Ne sachant pas quoi faire, elles restèrent immobiles,
elles se tassèrent juste un peu plus derrière la meurtrière
improvisée dans le foin.
Contrairement aux craintes des filles, les malfaiteurs
empruntèrent l'escalier à pas de loup, l'un tenait la lampe
prête à s'allumer, l'autre un manche d'outil. Des sons
confus et déformés jaillirent du souterrain. Un homme
remonta. Il chercha quelque chose des yeux. Il marcha à
grandes enjambées vers l'observatoire des filles. Soudain
la gorge de Chloé se dessécha, ses yeux s'écarquil-
lèrent. Son teint pâlit. Bérangère n'en menait pas large
non plus. Ça y était, cette fois ! L'homme les avait
découvertes ! Qu’est-ce qu’il allait leur faire ?… En tout
cas, elles se défendraient jusqu’au bout ! Il avança la
main, il s'empara d'une corde pendue aux poteaux de
bois que les bottes de paille cachaient aux filles. Immédiatement
il tourna les talons puis s'engouffra sous le sol.
Elles n’étaient pas découvertes !
Chloé et Bérangère se sentaient incapables de bouger,
même le petit doigt. Toujours elles fixaient des yeux la
tache obscure qui conduisait au souterrain. L'instant
parut des heures. Enfin les deux hommes refirent surface.
L'un se frottait les mains.
- D'où il sortait ce petit morveux ?
- Je ne sais pas. Il faut avertir le patron. Si on le relâche,
il risque de vendre la mèche de notre petit trafic.
- Bonjour les ennuis.
- Il n'y a qu'une solution. Couic ! assura un malfaiteur
tandis qu'il se passait le doigt sur la gorge.
- Avec un môme ? protesta son comparse.
- Trop de monnaie en jeu, mon vieux.
Là-dessus, le malfaiteur sortit un téléphone portable de
sa poche. Il essaya de composer un numéro. En vain. Il
recommença plusieurs fois puis s’exclama :
- Bon sang, le gamin m’a flingué mon portable avec ses
coups de pieds !
- Un bruit de moteur ! Voilà Paulo qui arrive, l’interrompit
l'homme aux scrupules. Il livre de nouveaux bidons.
Les portes branlantes de la grange furent poussées en
grand. Une camionnette recula. Le conducteur arrêta le
moteur. Il sauta de son siège et salua les autres.
- Allez, on décharge la fournée.
Les trois hommes délestèrent le véhicule de sa cargaison.
Le plus cruel des manutentionnaires s'adressa au
conducteur :
- Tu me déposes à un téléphone. Et tu me ramènes ici.
Cas de force majeur, mon vieux. Il faut que je parle au
patron et mon portable est cassé. Ne pose pas de
question. Moins tu en sauras, mieux tu te porteras.
La camionnette démarra. Elle marqua une pause, le
temps de fermer la grange. Puis le moteur vrombit et les
pneus crissèrent sur le gravillon de la cour.
Bérangère et Chloé soupirèrent profondément. Elles
s'adossèrent à la paille. La fille blonde essaya d'avaler
sa salive en vain : sa bouche était aussi sèche qu'une
pierre au soleil.
L'homme qui restait seul sortit de sa poche un baladeur.
Bientôt, il se trémoussait. Il avait réglé le son
si fort que les filles entendaient le rythme de la
batterie. Elles pouvaient parler sans crainte d'être découvertes,
maintenant.
- Pas la peine d'aller chez Alfred, constata Bérangère. Je
crois savoir où est Lucien. Je parie que c'est lui qui vient
de se faire prendre.
- Pourvu qu'ils ne l'aient pas blessé ! espéra Chloé.
Elle regarda sa montre :
- Les parents nous attendent pour le repas !
- Impossible d'y couper, ajouta la fille brune. Nous devons
passer à la Sylvine.
- Pourquoi ?
- On doit aller chercher une corde, une lampe, un couteau,
une gourde...
- Arrête-toi ! Tu veux faire le tour de la terre ?
- Mais non ! rectifia Bérangère. Seulement on ne peut
pas s’aventurer dans le souterrain sans prendre
quelques précautions...
- Lucien nous a sauvé la vie. A nous de l'aider, comprit
Chloé.
Elle réfléchit un moment puis exposa son idée :
- En arrivant à la Sylvine, tu fileras dans la chambre. Tu
entasseras rapidement ce dont nous avons besoin, dans
un sac à dos. Je m'occupe de la gourde. Ensuite, tu sors
sans t'occuper de quoi que ce soit.
Toujours sur le qui-vive, les deux filles récupérèrent les
vélos dans l'appentis où elles les avaient cachés. Elles
pédalèrent à perdre haleine. Bérangère entra par la porte
de derrière. Par-là, elle risquait moins de rencontrer
quelqu'un. Chloé se rendit à la cuisine déserte. Pendant
qu'elle confectionnait des sandwiches, Sophie la surprit.
- Que trafiques-tu ? s'enquit-elle surprise.
- Je fais des casse-croûte. Je t'ai cherchée pour te
demander, mais je ne t'ai pas trouvée, mentit Chloé en
s'affairant.
- Tu n'as pas dû chercher énormément parce que j'étais
dans ma chambre, objecta Sophie, soupçonneuse.
- Je t'en prie, supplia Chloé, on s’amuse bien. On aimerait
pique-niquer avec un copain qu’on a rencontré.
- Qui donc ?
- Lucien, le petit-fils d'Alfred. Il a notre âge. C'est génial.
Tu nous laisses faire maman, dis ?
- J'aurais aimé être au courant avant, fit Sophie d'un ton
ferme.
- Ho dis, c'est promis, la prochaine fois je te demanderai
à l'avance ! C'est oui ?...
Chloé essayait les intonations qui pouvaient faire craquer
sa mère. Elle réussit. Sophie accepta.
- Pas d'imprudence ! A l'avenir, préviens d'abord.
Chloé enlaça sa mère. Elle l'embrassa chaleureusement.
- Merci maman !
Elle se pressa de remplir la gourde. Dehors Bérangère
l'attendait déjà. Elles enfourchèrent les VTT et enclenchèrent
les vitesses les unes après les autres de façon à
aller le plus vite possible. Leurs jambes ressemblaient
aux ailes d'un moulin un jour de grand vent.